Du goudron et des victimes qui perdent leurs plumes, après avoir croisé les bitumeurs irlandais

Route abîmée

Tous les deux à trois ans, parfois plus souvent, ils font reparler d’eux dans la presse. Avec toujours le même profil, le même fort accent et le même mode opératoire, les bitumeurs irlandais ont à nouveau débarqué en France, sévissant depuis mars-avril dans plusieurs départements.

Venus de la perfide Albion, les bitumeurs démarchent des particuliers (pas nécessairement en situation de faiblesse), des entreprises ou des administrations, et proposent des travaux de goudronnage (parking, allée, bout de trottoirs, etc.) à des prix imbattables, justifiés car il s’agit du surplus non utilisé venant du chantier qu’ils viennent de terminer.

Une bonne douche écossaise pour qui accepte le chantier

Avec un peu de toupet et beaucoup de bagout, l’affaire est généralement conclue dans la foulée, et ils se mettent immédiatement au travail. Facile, vu qu’ils débarquent généralement avec leurs camionnettes et leurs engins de BTP. La rapidité, c’est la clé.

Les résultats sont à la hauteur des prix pratiqués : goudron et autres matériaux de piètre qualité, travail bâclé, couche unique trop fine et mal posée, malfaçons en tout genre, et une facture plus du tout en accord avec ce qui avait été convenu.

Et gare à celui qui refuse de payer ! Intimidations, menaces, violences  si nécessaire, ils extorquent l’argent, en cash, et filent à l’anglaise.

À l’origine, les clans familiaux irlandais

Ces travailleurs font partie du Lucht Siúil (le peuple marchant), aussi appelés travellers, qui compterait plus de 30 000 membres dans le sud de l’Irlande et environ 15 000 en Grande-Bretagne. Ils ont organisé leurs activités grâce aux ramifications de puissants clans familiaux, dont la liste est digne des Lacs du Connemara. Outre les arnaques au chantier, on les retrouve mêlés à différents trafics (cornes de rhinocéros, contrefaçons, drogue, etc.).

Apparu dans les années 1990, le phénomène des bitumeurs a pris ouvertement de l’ampleur vers 2006 ; ils auraient noué des liens avec le gang des outilleurs italiens. Europol recense des traces de leurs activités criminelles dans de nombreux états de l’UE.

En France, on peut suivre leurs exactions dans la presse quotidienne régionale, au gré de leurs déplacements : dans le Sud-ouest en 2009, les Deux-Sèvres et le Morbihan en 2011, la Nièvre entre 2011 et 2012, l’Allier et Puy-de-Dôme en 2017, la Loire Atlantique en 2021 et l’Indre-et-Loire en 2022, l’Ille-et-Vilaine en 2023, entre autres.

Des victimes flairant l’arnaque à temps

C’est dans la presse, donc, que l’on retrouve des témoignages de victimes de la dernière vague d’escroquerie au bitume. Force est de constater que l’arnaque fonctionne toujours, mais certaines victimes arrivent à s’en tirer mieux que d’autres.

France bleu raconte que, fin mars 2024 dans le Gard, un commerçant a accepté l’offre de terrassement d’un ouvrier : il souhaitait goudronner le parking de son commerce et cet ouvrier lui proposait 25euros/m² avec le reste de matériaux de son précédent chantier. Pris de doutes, il contacte les forces de l’ordre avant le démarrage du chantier. Ils ont été arrêtés quelques jours plus tard.

Sur les antennes d’RTL/M6, Dorian, gérant d’une salle de sport proche de Toulouse, raconte sa mésaventure. Toujours en mars, des anglo-saxons toquent à sa porte pour lui proposer de refaire le bitume de son parking à un prix défiant toute concurrence. Dorian accepte : à 10 euros le m², il devait s’en sortir pour 2 000 euros. Mais à la fin du chantier, on lui en réclame 5 000. Il en réfère immédiatement aux gendarmes, dont la caserne n’est qu’à quelques dizaines de mètres. Ils interpellent ces commerciaux qui s’avèrent être des bitumeurs irlandais.

Du harcèlement pour ceux qui ne paient pas

D’autres malchanceux se rendent compte de l’arnaque, mais bien trop tard, comme le rapporte TF1. Pierre, gérant d’une entreprise de contrôle technique à Castelnaudary, voit 4 hommes dans une camionnette, immatriculée au Royaume Uni, s’arrêter devant son entreprise. Le chauffeur lui signale qu’il a 3 trous sur son parking et qu’il faudrait les reboucher. Et ça tombe bien : ils trimbalent un surplus à écouler avec eux, là, maintenant ! Une courte négociation a lieu : « 500 is good », clame le chauffeur. Après quelques heures de travaux, les bitumeurs réclament un peu plus… 11 000 euros. Pierre refuse de payer cette somme et se retrouve plaqué au mur, avec demande de virement bancaire immédiat, et les menaces qui vont avec. Alertés par le bruit, les commerçants voisins ont fait fuir les assaillants.

Luc, artisan habitant à Ricaud (commune voisine de Castelnaudary) est démarché devant chez lui : l’équipe lui explique qu’ils doivent utiliser au plus vite le reste de leur béton et leur gravier, « sinon ça va  sécher ». Les premières malfaçons apparaissent au bout de 2 jours : l’herbe commence à repousser en divers endroits, à travers la couche de goudron. Sur le duvis des tavaux, comme il est écrit sur le document, pas de TVA, de nombreuses ratures et un montant porté à 23 000 euros. Luc refuse de payer. S’en suit ce qui s’apparente à du harcèlement : 8 appels en 15 minutes et des dizaines de messages sur Whatsapp. « On subit une pression qui donne envie de payer, juste pour se débarrasser », raconte-t-il, clairement affecté par cette affaire. L’entreprise de BTP, basée aux Pays-Bas, dément toute fraude : Luc était bien au courant du prix et aurait signé le devis en connaissance de cause. Le doute est permis…

Des condamnations dérisoires

Entre les gens qui payent, ceux qui ne portent pas plainte, la difficulté des enquêtes, la longueur de la justice et les condamnations somme toutes légères, les bitumeurs peuvent continuer leur business tranquillement. France Bleu Normandie rapporte que 8 ouvriers originaires d’Irlande et de Lettonie étaient jugés l’année dernière au Havre, pour des faits perpétués entre 2011 et 2012. Le parquet avait requis 3 ans de prison (dont 1 ferme) pour les six ressortissants irlandais, ainsi qu’une amende de 15 000euros et une interdiction de territoire français pendant 10 ans. Le procureur avait, quant à lui, demandé 2 ans de prisons avec sursis, 10 000 euros d’amende et, pour les deux Lettons, 10 ans d’interdiction du sol français. Nos confrères n’ont pas fait échos du verdict.

En 2023, on pouvait lire dans les colonnes de L’Alsace que le jugement de bitumeurs avait enfin été rendu pour une plainte déposée en 2016. La victime a été démarchée pour bitumer une partie de son terrain : les 2 000 euros pour 10 m² de terrain pour s’étaient mus en 9 600 euros pour 800 m² de revêtement réalisé sur une facture au faux numéro de Siret. Pendant l’enquête, 4 victimes ont été retrouvées – la plupart ayant eu le réflexe de bloquer le chèque avant encaissement – et les gendarmes ont réussi à arrêter le responsable, un traveller anglais.

Les chantiers avaient été négociés par des Irlandais, lui ne il se contentant que de réaliser les travaux ; il a également été poursuivi pour exécution de travail dissimulé car il ne déclarait pas ses 3 employés à l’Urssaf. Il écopé de 2 ans de prison avec sursis, ainsi qu’une interdiction définitive d’exercer une profession en lien avec le BTP et de gérer toute société industrielle ou commerciale. La peine a été assortie d’une interdiction de séjourner en France pendant 5 ans.

Le menu fretin peu inquiété

Du côté de Garennes-sur-Eure (près d’Évreux, dans l’Eure), Actu.fr rapporte qu’une victime a eu le réflex de prévenir la police municipale intercommunale. L’équipe d’ouvriers se faisait régler en liquide suite à une facturation de 25 euros le m². Pas d’entourloupe sur le tarif, juste un boulot ni fait ni à faire, et des surfaces recouvertes plus importantes que convenu. Un Irlandais et un Britannique ont été interpellés mi-avril. Placés en garde à vue, ils ont été remis en liberté, car simples exécutants. L’enquête se poursuit afin d‘identifier ceux qui tirent les ficelles.

Selon les chiffres publiés par Le Parisien, la gendarmerie a recensé près de 2 000 plaintes ces 5 dernières années contre les bitumeurs irlandais. Depuis la fin de la période Covid, l’arnaque est en forte progression : 816 individus irlandais ou de nationalité britannique seraient impliqués dans des actes délictueux de ce type en France. En 2021, les gendarmes en ont dénombré 616.

Comment éviter les entourloupes

 

  • Lors de leur démarchage, les bitumeurs sont reconnaissables à leur fort accent. Il faut décliner poliment mais fermement leurs propositions.
  • Ne jamais s’engager, à l’écrit comme à l’oral, et ne surtout pas laisser de coordonnées téléphoniques ou électroniques.
  • Un entrepreneur sérieux aura toujours sur lui un carnet de commande pour un démarrage possible des travaux dans un minimum de 6 mois, voire 1 an.

À lire aussi